- PUBLICITÉ ET ART
- PUBLICITÉ ET ARTLes rapports de la publicité avec l’art, tel qu’il est défini par les historiens et les critiques, sont l’objet d’un malentendu. Par l’affiche, qui marqua ses véritables débuts, la publicité est certes d’origine artistique mais, à mesure qu’elle se développait en se diversifiant, elle s’est vu reléguée dans un ghetto qui pourrait bien correspondre à l’«inconscient» de l’art. Par sa seule existence, la publicité heurte de front la hiérarchie mise en place à partir de la notion d’un art «pur». Pourtant, nombre de ses manifestations sont aussi convaincantes que des œuvres qui sont censées être nées d’un besoin de création désintéressé. C’est surtout à travers l’affiche, interlocutrice directe de la peinture, et à travers l’écran publicitaire qui appartient à l’univers cinématographique que peuvent être traités les rapports de la publicité avec l’art. La rigueur intellectuelle voudrait que le «résidu» qui survit à l’acte publicitaire – affiche ou film – soit jugé à l’égal d’une œuvre conçue dans des conditions «traditionnelles» sur sa seule textualité, pour reprendre la terminologie propre aux linguistes. Or il n’en est rien. Le jugement qui frappe la création publicitaire est fuyant car il s’appuie, selon les besoins d’une démonstration nourrie d’a priori, sur des arguments tantôt esthétiques, tantôt sociologiques, tantôt économiques, voire moraux, sans que le passage des uns aux autres fasse l’objet d’une signalisation particulière.Les rapports entre publicité et art, faute d’être énoncés de façon cohérente, sont prétexte à de brèves évocations qui tendent soit à minimiser l’œuvre publicitaire – en la situant parmi les arts «mineurs» –, soit à la rejeter en l’accusant d’être porteuse d’une faute originelle, celle d’avoir été conçue sous le signe du mercantilisme. La publicité introduit dans l’ordre établi de l’art une irrésolution qui n’est pas près d’être surmontée mais qui peut s’avérer féconde pour l’esprit critique.Une forme d’expression liée à l’écritureAu contraire de l’art, la publicité est une expression postérieure à l’invention de l’écriture. Si l’on se réfère aux travaux d’André Leroi-Gourhan qui reposent en partie sur les recherches d’Annette Laming-Emperaire, on voit que l’art pariétal – celui de Lascaux, des Eyzies ou d’Altamira –, malgré son apparent réalisme, est plus qu’un art d’imitation. Les groupements d’animaux en fonction des lieux montrent bien que nous sommes en présence d’un système de signes. On peut dire que cet art, dans lequel l’historien se plaît à reconnaître l’origine même de l’art pictural, concourt à la formation d’une écriture. «Même dans les œuvres les moins figuratives et les plus dénuées de contenu religieux, l’artiste est créateur d’un message; il exerce à travers les formes une fonction symbolisante qui perce ailleurs dans la musique ou le langage» (André Leroi-Gourhan).La publicité, elle, est au départ une écriture, puis une écriture illustrée, enfin un message visuel destiné à rendre accessible, de la manière la plus immédiate, la plus concise, un slogan, un produit, une marque... Le but idéal, rarement atteint, étant de transformer l’écriture en un message exclusivement plastique, grâce auquel toutes les données seraient perçues simultanément.Dans les premières affiches imagées, l’information écrite et son illustration sont juxtaposées, puis le graphiste s’efforce d’absorber l’écrit dans la composition de l’image. Dès que s’impose l’idée qu’un produit ou une idée politique pourrait être mieux servi en s’appuyant sur l’image, le responsable d’une campagne publicitaire ou politique fait appel à des artistes. D’abord parce que ceux-ci paraissent les plus capables d’inventer des images, ensuite parce qu’ils sont les plus aptes à utiliser les techniques de la gravure sur bois, de la lithographie... Cette dernière, en particulier, après avoir servi à «démocratiser» les chefs-d’œuvre, devint un mode de création original. Le développement de la presse satirique a précipité le développement d’une forme d’expression nouvelle. Des artistes comme Daumier, Gavarni, Cham... ont même trouvé un style adapté à la lithographie. C’est donc à des créateurs connus pour leur habileté que seront demandées les premières œuvres publicitaires illustrées. Celles-ci sont souvent des affichettes destinées à être accrochées dans les boutiques – celles des libraires en particulier. C’est ainsi que Raffet, Manet, Grandville, Toni Johannot, Gavarni, Bertall seront sollicités. Il va sans dire que la gravure sur bois, telle qu’elle était encore diffusée par les colporteurs dans les milieux populaires, entretenait le sens de la lecture de l’image – lecture qui compensait en partie l’illettrisme. Ainsi la publicité puisait-elle ses moyens d’expression dans un art populaire fait à la fois de tradition (l’image d’Épinal) et de création (Daumier). Au départ, l’image est «bordée» par le texte. Puis, progressivement, ce dernier sera considéré comme partie intégrante de la composition générale. L’antique sera le premier caractère créé spécialement pour la publicité afin que, dans la presse, les annonces se détachent clairement des textes composés en garamond, didot ou bodoni (lettres comportant des pleins et des déliés). Mais, rapidement, pour chaque affiche, la graphie sera adaptée à l’image, puis des créateurs concevront de nouveaux alphabets destinés exclusivement à la publicité. L’affiche du Bal Valentino , créée par Chéret en 1872, témoigne de l’alliance de l’écriture et de l’image dans une composition enfin unifiée. Chéret fera figure de créateur d’un nouvel art populaire. Au cours de son apprentissage de lithographe en Angleterre, il avait vu les grandes affiches du cirque américain Barnum, alors en tournée, et compris tout le parti qu’il pouvait en tirer pour créer un nouveau type de fresque. Durant toute sa vie, il n’a cessé de s’inspirer des envolées lyriques de Giambattista Tiepolo dont les reproductions ornaient les murs de son atelier. Son intention était bien de faire de l’art. Tout comme celle de ses commanditaires qui voyaient dans cette expression de la publicité le moyen d’associer efficacité et respectabilité.Chéret élabore l’espace publicitaire: il le fait sortir de l’imagerie pour le situer dans le sillage de la peinture occidentale; il puise son sens du mouvement dans le maniérisme. Il se sert de la femme comme support esthétique, idéaliste et érotique. Son art trouvera-t-il pour autant grâce aux yeux de la critique? On peut en douter à la lecture d’un texte que Huysmans, esprit pourtant «très ouvert», consacre au Salon de 1879: «Pour moi, j’aimerais mieux toutes les chambres de l’exposition tapissées des chromos de Chéret ou de ces merveilleuses feuilles du Japon qui valent un franc la pièce, plutôt que de les voir tachetées ainsi par un amas de choses tristes. De l’art qui palpite et qui vive, pour Dieu! et au panier toutes les bondieuseries du temps passé! Au panier toutes les léchotteries à la Cabanel et à la Gérôme!» (L’Art moderne , 1re éd., 1883, Stock). Certes, les «chromos» de Chéret sont préférés à ce que Huysmans considère comme de la mauvaise peinture, mais cela ne leur confère pas pour autant la dignité d’œuvre d’art.Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vuillard, Steinlein partagent leurs activités entre création graphique de caractère publicitaire et création picturale «pure». Seules les affiches du premier seront vraiment reconnues comme les égales de ses autres œuvres. Il est vrai qu’elles s’inscrivent dans une vision qui constitue une exception dans l’histoire de la peinture. Avec l’œuvre de Lautrec, située à la frontière de la peinture et de la caricature, historiens et critiques ont accepté de voir l’art s’encanailler. À la fin du XIXe siècle, l’affiche bénéficie de l’engouement pour l’art appliqué que les artistes de l’Art nouveau, sous l’influence de théoriciens comme William Morris ou John Ruskin, s’efforcent de faire triompher dans la vie quotidienne. On voit alors dans cet art pour tous le moyen de faire pénétrer la beauté dans toutes les couches de la société. Cette vision unitaire des manifestations esthétiques est à la base de l’activité d’un Grasset, d’un Mucha, d’un Berthon; cette volonté de faire fléchir les formes, des plus visibles aux plus cachées, sans solution de continuité, comme se déroule la lanière d’un fouet, va servir l’affiche qui fait figure de véhicule d’une idéologie, de manifeste vivant. Celle-ci suscitera alors un engouement qui prend le nom d’affichomanie. Comme les œuvres d’art, elle fait l’objet de reproductions en formats réduits.Ainsi a-t-on pu croire en cette fin de siècle à une nouvelle aube artistique où les formes seraient entraînées dans une véritable ascension spirituelle. Occultistes et spirites exerçaient alors en effet une influence considérable sur les artistes. Idées sociales généreuses et renouveau spiritualiste s’unirent donc pour une courte période.L’affiche viennoise, dans le sillage de la sécession, allait se vouer, après les tourbillons de l’Art nouveau, à une géométrisation rituelle de l’image et de la lettre, tout en poursuivant un but unificateur. La période qui précéda la Seconde Guerre mondiale se caractérise par une surdétermination des formes. Une tendance à associer étroitement artisanat et art anime, comme au Moyen Âge, un grand nombre d’artistes. Il a fallu attendre les années 1960 pour que fût reconnu le rôle de l’Art nouveau. En effet, l’importance quasi exclusive accordée à l’impressionnisme et aux mouvements qui, du fauvisme au futurisme en passant par le cubisme, donnaient à l’art moderne (grâce à Cézanne, Van Gogh et Gauguin) une apparence de continuité, cette importance avait conduit nombre de critiques et d’historiens d’art à considérer l’Art nouveau comme un phénomène aberrant – l’expression «style nouille» est à cet égard significative – ou décadent.L’affiche, des années 1880 à la veille de la Première Guerre mondiale, se rattache à tout un ensemble de courants regroupés par une partie des historiens d’art sous le nom de symbolisme. La figure de la femme, tout à la fois pôle d’attraction et de répulsion, est le point de rencontre des tendances composites qui agitent alors la scène artistique. Les manifestations et les productions auxquelles elle prête son visage et son corps en ces temps où la rareté des produits de consommation l’emporte encore sur l’abondance sont considérées comme des moyens de faire bénéficier le plus grand nombre des bienfaits de la civilisation. Ce n’est donc pas encore déchoir que de faire de la publicité.Avec la guerre de 1914-1918 vient la période de la propagande. Le publicitaire, le caricaturiste croient, là encore, faire œuvre d’édification. Steinlein, Raemeckers, Abel Faivre pensaient, en effet, accomplir un travail d’information en mettant leur talent au service d’un ordre qu’ils combattaient. Peut-être cette guerre, par les exagérations et les mensonges qu’elle a suscités, marquet-elle de façon décisive la séparation entre l’image et la vérité qu’elle était censée représenter. Les moyens se séparent définitivement des fins et acquièrent une logique propre qui va peu à peu se constituer en règles de persuasion, indépendamment des causes à défendre.Le futurisme fut le seul mouvement qui, dans sa volonté de prendre en compte les manifestations les plus agressives du monde contemporain, s’intéressa à la publicité. Fortunato Depero (1892-1960) rédigea même en 1932 un manifeste de l’art publicitaire futuriste, après avoir réalisé affiches et figurines, en particulier pour Campari.La publicité «à la remorque» de l’art?Durant les années 1920, l’affiche reprend son souffle, cette fois sous la houlette du cubisme. Si le symbolisme tendait vers une organisation égalitaire de tous les moyens d’expression, l’Art déco emprunte ses moyens plastiques au cubisme – mouvement qui n’existe plus en tant que tel à cette époque et ne se manifeste plus qu’à travers des personnalités comme Gleizes et Metzinger. Des réalisations publicitaires majeures vont alors voir le jour; elles sont signées Cassandre, Charles Loupot, Paul Colin, Carlu, en France, McKnight-Kauffer et Ashley Avinden aux États-Unis et en Angleterre, Biró en Hongrie... La quasi-totalité de la publicité de cette époque – que ce soit celle des affiches ou des annonces figurant dans les revues et les programmes de théâtre – témoigne d’une volonté retrouvée de soumettre objets et décors à un style unique. L’Art déco apprivoisait des formes qui avaient suscité les sarcasmes de la critique et du public. L’apparition du cubisme avait consommé la rupture entre art et grand public. C’est de lui qu’était né le «phénomène» Picasso; c’est avec lui que l’art moderne s’était vu popularisé par la dérision. Or l’affiche pour L’Étoile du Nord de Cassandre ou les stylisations poussées d’un Charles Loupot pour L’Apéritif Raphaël non seulement ne choquèrent personne, mais s’imposèrent d’emblée comme des événements visuels. Cassandre parvenait à donner de la manière la plus simple qui soit l’idée de la vitesse par la représentation de rails se confondant à l’infini. Ses activités de créateur de caractères (le bifur est encore utilisé de nos jours) et de décorateur de théâtre ont attiré sur lui l’attention de la critique d’art. Il a été presque reconnu comme un artiste à part entière, mais ce «presque» engendra chez lui un sentiment d’impuissance qui le conduisit au suicide. Charles Loupot, bien que bénéficiant d’une moindre notoriété, a sans doute été plus loin qu’aucun autre dans la mise en pratique d’une publicité expérimentale. À partir des silhouettes connues des garçons de café portant bouteilles et plateaux, créées par Dransy, il a délibérément cherché à reculer les limites de la lisibilité. Le public, sans être heurté le moins du monde par sa hardiesse, a suivi les étapes qui le conduisirent à traiter sur le même plan les lettres composant le nom de la marque et les formes extrêmement stylisées des personnages et des objets. Chaque nouvel état de la composition faisait appel à ce qui avait été mémorisé au cours des modifications antérieures. Le passant était ainsi amené à déchiffrer l’œuvre qui lui était proposée et dans laquelle il n’était pas loin de voir un puzzle à reconstituer. Était-ce de l’art? Fort heureusement, à aucun moment, le spectateur de ces métamorphoses très espacées dans le temps ne s’est posé une telle question. Si cette interrogation avait été soulevée dans le cadre d’une enquête d’opinion, le spectre platonicien de l’art considéré comme une imitation de la nature se serait sans doute dressé et la vision de l’œuvre en mouvement en aurait été affectée. Grâce à un statut qui n’est pas clairement fixé dans les consciences, la publicité parvient à passer en fraude des messages ordinairement interceptés. Ce rôle de messager, parce qu’il est de «contrebande», n’est pas reconnu. En passant à travers les mailles de plus en plus serrées des réseaux de codes que tissent sciences exactes et sciences humaines, ils participent de ces insaisissables courants qui contribuent à irriguer comme malgré elles société et consciences.Si Cassandre et Loupot végètent dans leur condition d’artistes «mineurs», c’est parce qu’ils semblent tirer parti d’un mouvement mis en place par des artistes considérés comme de véritables créateurs. Ils ne sont donc même pas traités à l’égal de simples disciples. Les publicitaires ont pour rôle de transmettre un message par les moyens qu’ils jugent les plus efficaces. Or ce fut précisément un acte créateur important que d’avoir su saisir dans une certaine forme de cubisme – celle, en particulier, d’un Robert Delaunay, chantre vers 1909-1910 de la tour Eiffel et des sports de masse – les moyens de faire passer la publicité de la phase symboliste et idéaliste à la vitesse de production du monde industriel.Ces réalisations sont néanmoins symboliques dans la mesure où elles expriment une réalité industrielle, urbaine en un ensemble cohérent de signes parfaitement lisibles. L’Étoile du Nord n’est pas seulement la publicité faite à un train atteignant des vitesses considérables pour l’époque, c’est aussi la représentation la plus concise, la plus suggestive d’un monde tendu vers l’avenir. Il s’agit d’une véritable mise en perspective d’un mode de vie désormais voué, dans tous les domaines, aux performances. À l’homogénéité, à la cohérence des représentations de l’affiche 1900, Cassandre et Loupot ont substitué des ensembles de signes où la discontinuité est créatrice de ruptures dynamiques. Ce sont donc avant tout des artistes qui recherchent des voies de transmission, ce qui les rapproche et les éloigne à la fois des artistes des siècles passés. Ils ont en commun avec ces derniers le souci de maintenir la communication avec le grand public, mais aussi l’obligation de réinventer dans chacune de leurs œuvres ces «voies de passage», compte tenu des changements qui affectent le milieu et du besoin de nouveauté qui caractérise des individus sans système de référence fixe.La publicité utilisée par les Beaux-ArtsLe publicitaire n’est pas seulement emprunteur, il peut être aussi amené à prêter. Par un étonnant retournement de situation, les artistes des années 1960 vont puiser dans le paysage urbain et dans son décor publicitaire. Les boîtes de Coca-Cola ou de soupe Campbell, par exemple, œuvres de concepteurs publicitaires, vont soit devenir des éléments de nature morte, soit être utilisées telles quelles comme des ready made . Un Tom Wasselman peint «fidèlement» des natures mortes composées pour partie de nourritures ou de boissons conditionnées par les industries de transformation. Or le pichet dans une toile de Chardin, le pain dans un Vermeer ou les fleurs chez Brueghel de Velours, avant d’être des produits de consommation, sont des symboles qui ont subi victorieusement l’épreuve du temps et sont assurés de durer. Dans les œuvres du pop art, la présence d’une boîte de Coca-Cola tient de la provocation car l’emballage standard est à lui seul une promesse de destruction. Une partie des artistes contemporains mise sur les effets pervers de la juxtaposition de représentations dont les essences sont antinomiques bien qu’elles soient toutes destinées au même usage. Dans ce contexte, l’introduction de la publicité dans les œuvres marque, au sein de l’art, une fracture.Le surréalisme comme élément perturbateur dans la peinture et la publicitéÀ l’intérieur de la logique évolutionniste qui contraignit la critique et le public cultivé à comprendre – ou tout au moins à s’expliquer – les grandes secousses de l’art moderne (au prix, il est vrai, de quelques oublis, ceux de l’Art nouveau et de la sécession, par exemple), le surréalisme avec Chirico, Max Ernst, Dalí et surtout Magritte allait jeter le trouble et donner à la publicité des armes ambiguës. En effet, de la destruction des formes à l’absence de forme, tout semblait obéir à une évolution dont le terme semblait devoir être l’abstraction. Les comparaisons commodes avec la musique ne manquaient d’ailleurs pas, qui confortaient certains dans la certitude de suivre «la bonne voie»: Debussy = Monet, Schönberg = Kandinsky, Mondrian = Webern. Tout fonctionnait parfaitement bien, lorsque Magritte survint. Peintre sans esthétique, peintre qui n’en était pas un, philosophe plutôt et même linguiste, qui créait des décalages entre les objets et leur désignation, entre les objets et leur représentation... Comment expliquer que ce questionnement glacé, sans aucune concession à la plastique, ait pu connaître une aussi extraordinaire fortune dans la publicité et l’illustration? Aucun autre artiste n’a été utilisé avec moins de scrupule. Ses ciels, ses nuages, ses colombes, ses pluies d’hommes coiffés d’un chapeau melon, ses visages cachés derrière une pomme, ses fauteuils en marbre, ses grelots... ont été soit repris tels quels, soit plagiés. Magritte a créé avec les moyens de l’imitation et de la ressemblance des personnages dotés d’un très haut degré d’étrangeté. Il a mis à la disposition des publicitaires et des éditeurs un répertoire d’objets et de situations passe-partout. Situation d’autant plus paradoxale que lui-même a fait de la publicité «pour vivre...». Mais son travail publicitaire ressemblait nettement moins à du Magritte que celui de ses imitateurs. Comment expliquer que ses compositions énigmatiques puissent être exploitées pour promouvoir les produits les plus divers? Comment se fait-il que ce qui témoigne d’un effort de dépossession sans précédent puisse inciter à l’appropriation? Magritte a peint le réel comme une illusion; il a séparé les choses de leur nom afin de dégager leur caractère insolite. Grâce au verbe, le publicitaire dote le produit d’une valeur dont on sait qu’elle est plus illusoire que réelle et lui confère une continuité qui est sans commune mesure avec sa durée. L’œuvre du surréaliste belge change de sens quand elle est utilisée par la publicité: l’illusion devient une façon de survaloriser l’objet, ce dernier se trouvant directement lié à un univers imaginaire devenu synonyme de plaisir.La publicité comme moyen d’échapper à la censurePendant qu’en Occident, l’activité esthétique n’obéissait plus depuis longtemps à des canons fixés par les autorités officielles, l’Union soviétique et les pays de l’Est ont sinon imposé, du moins privilégié un réalisme dit socialiste. Rien de commun donc avec l’encouragement à la recherche dont se targuait le pouvoir communiste à ses débuts. Après que furent combattues les hardiesses d’un Malévitch et d’un Larionov, c’est dans l’affiche culturelle et de propagande, renouvelée par les recherches typographiques de Lissitsky, que se maintint le plus longtemps l’invention plastique, chez une Khodashevich, par exemple. Lorsque au cours des années 1960 l’isolement des créateurs ne fut plus possible, ce furent les affichistes qui firent preuve de la plus grande audace tout en conservant le contact avec le grand public. Tel fut le cas de l’affiche polonaise, dont l’exemple fut suivi dans presque tous les pays de l’Est. En fait, chaque manifestation culturelle devint prétexte à invention. Dans les régimes socialistes, l’affiche était le plus souvent un art sur les arts, un «sur-événement» culturel. Il s’agissait d’un art dont le fondement était le cinéma, le théâtre, le cirque ou l’affiche elle-même et dont le sommet était l’affiche. Cette expression était aussi une forme d’omission... Quelque chose ici faisait censure... La vie politique, économique, sociale n’était jamais directement traitée. Ce qui n’est pas dit se concentre dans un langage qui se caractérise par l’exacerbation. Tel film, qui, dans la société où il a été créé, est apprécié en fonction de ses qualités narratives et esthétiques, pouvait faire, traité par un graphiste polonais, l’objet d’une surcharge dramatique qui en a modifié le sens (Le Bal d’Ettore Scola par Andrzej Pagowski, par exemple). Ce langage, qu’on ne peut considérer tout à fait comme publicitaire car il ne vantait rien qui ne fût déjà consommé (places de théâtre, de cinéma, de cirque...) tant était grande la soif de culture, passait de l’euphorie colorée du cirque (l’équilibrisme et la contorsion pouvant être considérés comme métaphores de la situation de l’artiste) à la désespérance socio-économique, qui prenait l’aspect d’une réflexion pessimiste sur la condition humaine. Quels que soient les détours empruntés, l’affichiste crée un art populaire plus significatif de la vie d’un peuple que l’art proprement dit.Le publicitaire et l’artL’artiste qui fait de la publicité uniquement «pour gagner sa vie» ressent souvent son activité professionnelle comme une indignité. En effet, le dédain dans lequel la publicité est tenue par l’historien et le critique d’art – même s’ils s’en défendent – porte préjudice à l’œuvre d’art «pure» lorsqu’elle est réalisée par un publicitaire, à telle enseigne que certains préfèrent œuvrer dans ces domaines séparés sous des noms différents. Bien sûr, Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vuillard réalisèrent des affiches qui ont fait date; mais l’idée selon laquelle, de leur temps, existait encore une affiche «artiste» ne persiste que pour permettre de mieux déplorer ce qui s’est passé après. Pour un Roland Sirletti qui fait volontiers état de sa formation et de son activité publicitaires, combien de publicitaires qui, à l’image de Cassandre, se désolent de ne pas être reconnus comme des artistes à part entière, dont l’œuvre graphique est pourtant supérieure à bien des œuvres d’art. L’artiste lutte pour être exposé sous son nom, le publicitaire, lui, voit ses réalisations présentées comme des œuvres anonymes, d’autant plus qu’aujourd’hui il appartient souvent à une agence où directeur artistique, concepteur, graphiste, photographe réalisent un produit graphique qui s’inscrit dans l’ensemble d’une campagne publicitaire. Pour un Vittorio Fiorucci qui maintient une indépendance constamment menacée, combien d’agences se forment pour faire front et dialoguer d’égal à égal, c’est-à-dire d’entreprise à entreprise, avec des groupes puissants! L’artiste est censé placer l’essence de l’art au-dessus de son existence alors que le publicitaire est voué avant tout au contingent. A priori, on accorde au fresquiste, qui exécute une scène de caractère religieux ou politique – bien qu’il vise, tout comme le publicitaire, à convaincre –, une qualité d’essence qui, à défaut d’être celle de l’œuvre elle-même, passe pour être celle de la peinture. Le publicitaire est lié à un présent qui, par avance, le disqualifie aux yeux de l’amateur d’art. Son activité, ouvertement commerciale, est démonétisée sur le plan esthétique, toujours au nom de l’essence. Un critique d’art n’est-il pas allé jusqu’à qualifier l’image publicitaire de «prostituée»? Mais l’art lié à une cause, à un certain type de mécénat n’est-il pas prostitué? Que penser des portraitistes obligés de flatter leurs modèles et qui n’en ont pas moins réalisé des tableaux tenus pour des chefs-d’œuvre?La valeur «artistique» conférée à une œuvre tient également à son caractère unique. L’artiste qui utilise la lithographie ou la gravure travaille pour le nombre, tout en limitant la quantité d’exemplaires mise sur le marché. Les techniques employées sont alors considérées comme des prolongements de la peinture et ne sont pas considérées comme de simples reproductions, dans la mesure où le nombre d’exemplaires en circulation reste plus près de l’exemplaire unique que du grand nombre. Or la publicité, elle, est placée sous le signe de la quantité. L’œuvre d’art est une par rapport au zéro de l’origine – le zéro est ici comme une frontière entre l’infini et le un – et chaque exemplaire d’un tirage limité constitue une unité supplémentaire, le numéro l’atteste, la signature l’authentifie. L’affiche, l’objet publicitaire sont privés de ce rapport étroit à l’origine, de cette identité à la rareté liée encore à l’artiste par le fil sacré de la signature. Alors qu’importe que de très nombreuses œuvres publicitaires soient esthétiquement supérieures à des œuvres considérées a priori comme artistiques simplement parce que l’on sait qu’elles sont produites à de rares exemplaires. Quand l’artiste pop utilise un emballage ou une bande dessinée comme sujet de son œuvre – même s’il copie servilement son modèle – ou quand un peintre fait ouvertement état de préoccupations mercantiles, l’œuvre produite sera néanmoins tenue pour de l’art en fonction d’une vision globale en dépit du modèle imité ou du cynisme affiché. Le peintre de génie et celui qui n’a pas de talent, malgré leur inégalité sur le plan de la création, sont dans l’esprit de la critique et du public plus près l’un de l’autre que le premier ne l’est de graphistes comme Milton Glaser ou Ikko Tanaka et cela en raison de leur appartenance à une même sphère d’activité qui les rend égaux. C’est respectivement – c’est-à-dire chacun selon son appartenance – que sont reconnus les talents d’un Klee ou d’un Cassandre, et non en fonction de critères de jugement qui seraient communs à l’un et à l’autre. Le grand public lui-même reconnaît pour de l’art ce qu’il ne comprend pas ou ce qui l’ennuie, mais il refuse cette qualité à ce qui le séduit ou l’amuse.L’affiche et l’annonce ne sont maintenant que des maillons dans la chaîne d’actions d’une campagne publicitaire. Flashes radiophoniques et films publicitaires existent depuis longtemps. Mais, alors que l’affiche a bénéficié dès le départ d’une assistance artistique importante, flashes et écrans ont été pendant des décennies considérés comme des produits purement techniques de la radio et du cinéma. Grâce au développement de la télévision, les flashes font maintenant l’objet d’un soin particulier. Des metteurs en scène, connus par ailleurs comme des réalisateurs de longs métrages (Annaud, Beneix...), créent des films très courts, certes, mais dans lesquels ils utilisent toutes les techniques et tous les talents afin d’offrir en un bref instant un véritable feu d’artifice visuel. La vidéo permet d’obtenir des effets plus spectaculaires que ceux du cinéma et élimine peu à peu la notion de «trucage». L’invention visuelle peut aboutir à des productions d’une rare efficacité: le film de Jean-Paul Goude réalisé en 1987 pour le Crédit lyonnais est, à cet égard, une grande réussite: à une suite de «non» articulés par des personnages et des machines succède un «oui» qui signifie bon accueil et services efficaces. Là encore, les conditions mêmes de l’apparition du spot publicitaire, entre deux émissions ou pour marquer la coupure d’un film ou d’un téléfilm, le placent «hors la loi» par rapport à la critique d’art. De même qu’un téléfilm de grande valeur ne laisse guère de traces dans l’esprit du spectateur et aucune dans les fiches de l’historien de cinéma, de même le film publicitaire restera, en dernier ressort, un document d’archives pour publicitaires. D’ailleurs, le publicitaire lui-même, interrogé sur la valeur artistique de sa production répond: «Non, la publicité n’est pas un art. C’est un moyen de communication qui peut permettre à un artiste de s’exprimer. Mais certaines publicités sont si belles qu’on peut les considérer comme des œuvres d’art» (Jean-Paul Goude, Le Monde , 8 juin 1988).Fondements de l’art et publicité infondéeLa situation de la publicité ou, plus précisément, de l’image publicitaire par rapport à l’art dépend des fondements réels ou supposés de ce dernier. Poser le rapport publicité/art équivaut à soulever une querelle concernant les «origines»...À l’utilitarisme publicitaire s’opposerait, implicitement, le désintéressement de l’artiste. La confrontation est d’autant plus difficile à clarifier que, dans ce débat, l’insaisissable semble constituer un argument décisif. Bien sûr, la sociologie de l’art peut déceler d’autres raisons qu’esthétiques à l’apparition d’une œuvre, mais l’essentiel semble être ici que les «causes» agissent à l’insu de l’artiste qui, de ce fait, se trouve à l’avance lavé de tout soupçon.La vulnérabilité de l’image publicitaire tient au scandale visible de ses origines et de ses buts, si tant est qu’elle ne contienne que ce que ses concepteurs veulent y mettre. Peut-être pourrait-on, pour aller dans le sens de ses adversaires, lui faire grief de n’avoir d’autre inconscient que celui du consommateur, c’est-à-dire d’avoir un inconscient aliéné plutôt qu’intégré. L’œuvre publicitaire, dont l’existence est associée le plus souvent à la durée d’une «campagne», semble se consumer avec cette dernière. L’œuvre d’art, elle, se doit d’être un défi au temps et aux défaites qu’il inflige à l’actualité. Cette durée fonde son identité même si, à partir de Dada, l’art en est venu à intégrer sa propre négation. Ainsi ont pu être refusés puis acceptés des mouvements comme l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme, Dada (qui sembla pourtant avoir porté le coup de grâce à l’art) et le surréalisme (qualifié longtemps de «littéraire») et acceptés puis rejetés l’académisme, l’Art nouveau... avant que tout soit de nouveau intégré au nom d’une sociologie de l’art qui met sur le même plan mais pour d’autres raisons Cézanne et Bouguereau. Il suffit, en effet, d’opérer un glissement de l’esthétique à l’étude du fait de société pour que toute expression trouve sa justification. Même s’il est évident que l’art se dissout parfois à l’intérieur de ses propres frontières, il persévère en tant que représentation globale, grâce à un mécanisme conceptuel imprécis mais efficace (on pourrait dire efficace à cause même de son imprécision) qui devance toutes ses manifestations et les intègre à mesure de leur apparition. La publicité, pour autant que certaines de ses productions égalent celles de l’art et peuvent même les dépasser en efficacité et en séduction, constitue l’«ennemi idéal», le semblable mais essentiellement «autre» qui permet de marquer la distance (comme le moi qui doute de son propre fondement peut affirmer son existence par le refus de l’«autre»). Les moyens et les résultats ne permettant pas de prouver la différence, restent les «raisons»... c’est-à-dire l’exercice habile de la langue. Dire, par exemple, de l’image qu’elle est «prostituée» revient à introduire un point de vue moral dans l’art, au nom de la condamnation du mercantilisme. Condamnation étrange. Que penserait-on du jury d’un concours de beauté qui contraindrait une prostituée à faire la preuve de sa beauté selon d’autres critères qu’esthétiques? Lui faudrait-il alors fournir, en outre, des preuves de sa respectabilité?La publicité en tant qu’élément «gênant» est bien placée pour demander à l’art de produire les preuves de sa supériorité créatrice. Qui mieux qu’elle, par sa seule présence, peut réfléchir son argumentation et lui prouver ainsi que rien d’éternel ne le fonde et que ses produits ne sont pas toujours à la hauteur de ses prétentions esthétiques et morales.C’est donc hors des arguments et des omissions de la critique d’art qu’il faut chercher les différences: dans les a priori – le temps et l’espace – qui rendent l’expérience publicitaire et l’expérience artistique possibles en tant qu’événements.L’œuvre d’art présente un défi au temps et à son écoulement; elle en est comme le résidu durable. Elle substitue à l’espace anonyme un espace tracé ou modelé – toile ou sculpture – marqué par la durée. Enfin, l’œuvre d’art reconstitue un univers originel et androgyne où temps et espace seraient encore indissociés.La publicité est dépourvue de tout passé mythique; elle appartient à une période d’émiettement; elle souligne cet émiettement et l’accentue en donnant une image, le plus souvent agrandie, d’objets et de personnages séparés. Elle «sur-différencie» l’environnement en crevant les surfaces: celles du mur et de l’écran de télévision. Elle tend à faire triompher l’instant sur la durée en ramassant à l’extrême le message qu’elle véhicule; elle s’efforce de donner à ce dernier une force éruptive, d’autant plus qu’elle doit triompher d’autres publicités. Elle surenchérit sur le milieu au point de créer une suite de milieux particuliers. On peut même se demander si ses signaux rugissants ne constituent pas, à travers des manifestations utilitaires conjoncturelles, des actions transversales du réel sur lui-même, cette transversalité violente déchirant le tissu trop serré de la vie quotidienne.Art et publicité ont des modes d’apparition différents. L’art pur est crédité de la profondeur, la publicité vise à rompre les surfaces. Il n’empêche que, une fois sa fonction accomplie, la publicité devient, par la trace qu’elle laisse, l’égale de l’art et, pour ce dernier, un scandale. Ce qui les sépare alors n’est plus du domaine du visible.
Encyclopédie Universelle. 2012.